2015-08-19

Achat à crédit et qualité de vie

Extrait d’une lettre qui nous a été expédiée :
« Monsieur, selon nos dossiers, la valeur de votre véhicule Hyundai vient d’atteindre son point d’équité… »
On nous souligne que cette conjonction favorable des planètes nous permettra d’acquérir, sans douleur, un tout nouveau véhicule, témoignage de client satisfait à l’appui, dans le style « Merci, Hyundai, grâce au point d’équité, j’ai pu acheter une nouvelle auto pour remplacer celle vieille de quatre ans que j’avais. Signé : Jos Bleau ». On nous presse enfin de prendre contact avec un représentant des ventes de Hyundai.

À la lecture de cette lettre, je me dis que Hyundai, prend ses clients pour des imbéciles, un peu comme la femme de feu l’ex-président du Nigéria qui prétend transférer la somme de 3,1416 milliards de dollars par l’intermédiaire de mon humble compte en banque. En lançant ainsi sa canne à pêche à tout va, Hyundai, comme cette noble dame, finira sans doute par attraper quelques beaux poissons.

Des imbéciles? Je m’explique. Que veut-on dire par point d’équité? Tout simplement que mon actif et mon passif sont égaux. Pour parler plus simplement, disons qu’il me reste 10 000 $ à rembourser sur mon prêt-automobile, et que la valeur de mon véhicule, après X années, est justement de 10 000 $. Si je vendais mon véhicule maintenant, je pourrais donc solder ma dette. Je ne devrais plus un sou à mon créancier… et, ne l’oublions surtout pas, je n’aurais plus d’auto! Franchement, sans auto et avec zéro dollar en poche, je ne vois pas en quoi le fait d’avoir atteint le point d’équité me faciliterait l’achat d’un nouveau véhicule.

De toute façon, je considère, en tant que consommateur rationnel, que mon véhicule a toujours frisé sa valeur d’équité. Le jour où je l’ai acheté, je me suis délesté de 20 000 $ en argent sonnant pour obtenir un véhicule valant justement 20 000 $ aux prix du marché. On me rétorquera que, si j’avais voulu revendre mon auto une heure plus tard, j’aurais sans doute perdu quelques milliers de dollars (je serais alors passé sous le point d’équité, que je n’aurais rattrapé qu’après plusieurs années). Je ferais simplement remarquer que, lorsque j’achète une auto ou un kilo de cerises, ce n’est pas pour les revendre une heure plus tard. De plus, si j’ai consenti à acheter un véhicule au prix de 20 000 $, c’est que pour moi, il valait justement plus de 20 000 $. C’est ce qu’on appelle le « surplus du consommateur », principe vieux comme le monde, et sans lequel le commerce n’aurait jamais pu exister. J’estime donc, en tant que propriétaire de l’auto, que je me trouve, d’emblée, au-dessus du soi-disant point d’équité.

Il est toujours possible que, une heure après l’achat de mon kilo de cerises, je perde mon emploi, ma maison brûle, ma femme s’enfuie avec mes économies, et la bourse s’effondre. Je me verrais alors contraint de revendre mes cerises à perte, il faut le reconnaître. Cependant, jusqu’à ce jour, cette perspective ne m’a jamais tracassé, la preuve étant que je me rends toujours chez le marchand de fruits d’un cœur léger.

On se rappellera que le boniment de Hyundai commençait par « …selon nos dossiers… ». En général, c’est une expression à ne pas prendre au pied de la lettre. On devrait même la traiter avec méfiance. Dans un tel cas, les deux hypothèses les plus probables sont les suivantes : ou bien votre correspondant ne possède aucun dossier sur vous (méthode de phishing nigérian classique), ou bien il possède un tel dossier, mais il n’a pas pris la peine de le consulter. La seule chose qui est certaine, c’est que l’auteur connaît votre adresse, et, parfois, votre nom.

Si le service marketing de Hyundai (ou de sa succursale locale) avait consulté mon dossier, il aurait constaté que « les paiements qui restent à effectuer sur votre véhicule » ne peuvent avoir été rejoints par la valeur marchande dudit véhicule, pour la bonne raison que j’ai payé ce véhicule en argent comptant, ce qui m’a permis d’obtenir une réduction de 12 % sur le prix officiel. En théorie, le taux d’intérêt sur l’achat d’un véhicule à crédit était de 0 %, mais il s’agit d’un artifice puisque le paiement comptant donne droit à une réduction substantielle (j’aurais même pu obtenir un rabais de 20 %, comme je l’ai constaté trop tard).

Ce qui nous amène au coût réel du crédit. En apparence, ce coût semble peu élevé. Disons que vous achetez une automobile de 25 000 $ à crédit, avec un taux d’intérêt de 0 %. De mon côté, je paie mon automobile comptant, sachant que les taux d’intérêt gratuits n’existent pas, et je débourse, après remise, la somme de 20 000 $. On nous dira que la différence n’est pas bien grande, après tout, et que, lorsqu’on ne dispose pas d’argent liquide, mieux vaut sacrifier 5000 $ d'intérêt que faire son épicerie à pied ou transporter ses enfants dans une brouette pendant cinq ans. Toutefois, si on vous disait que cette automobile, que vous avez cru payer 25 000 $, vous aura coûté, au bout du compte, dans les 60 000 $? Difficile à croire? C’est pourtant ce que nous allons démontrer.

Prenons deux individus, respectivement nommés Cigale et Fourmi. Tous deux sont dans la fleur de l’âge (ils ont vingt ans), et se trouvent passablement désargentés. Cigale achète à crédit, pour la somme de 25 000 $, une belle auto neuve, valant 20 000 $ au comptant. De son côté, Fourmi se paie un vieux bazou, pour la modique somme de 1000 $ (autant dire zéro). Il va sans dire que le tacot de Fourmi refusera parfois de démarrer, en plein cœur de l’hiver, mais, justement, le fils de la voisine, qui n’a pourtant pas l’air très futé, s’y connaît en mécanique et dépanne Fourmi régulièrement. Cigale ne connaîtra jamais le bonheur d’entendre ronronner un moteur qu’on croyait définitivement trépassé, ni celui de prendre une bonne bière avec le fils de la voisine qui s’y connaît en mécanique. Cependant, soyons honnête, pendant quelques années, la vie de Fourmi ne se déroulera pas sans quelque souffrance ou désagrément.

Cinq ans plus tard, le moment est venu de se procurer un nouveau véhicule. Cigale n’a pas un rond en poche, puisque sa voiture, qui lui a coûté 25 000 $, vient d’atteindre son point d’équité. Cigale sera obligée d’emprunter à nouveau pour se payer un véhicule neuf. Pendant ce temps, Fourmi, qui n’a pas eu besoin de rembourser des créanciers, a épargné 25 000 $. Fourmi peut donc se permettre l’achat d’un véhicule neuf, le même que Cigale, dont il partage justement les goûts. Fourmi paie son véhicule au prix du comptant (soit seulement 20 000 $), et profite de la ristourne de 5000 $, qu’il investit en rigolades, voyages ou placements.

À partir de là, Cigale et Fourmi rouleront dans des véhicules similaires. Tous les cinq ans, ils se procureront un véhicule entièrement neuf, de la même marque et du même modèle. La seule différence étant la suivante : Cigale, ne possédant pas d’épargne, déboursera, chaque fois, 5000 $ de plus que Fourmi.

Le temps a passé. Cigale et Fourmi viennent de prendre leur retraite (et leur vie est loin d’être finie). Entre l’âge de 25 ans et l’âge de 65 ans, ils ont eu leu temps de changer 8 fois de véhicule, ils ont toujours acheté du neuf, et ils ont bénéficié du même confort. Chacune de ces 8 fois, Cigale, contrairement à Fourmi, a déboursé 5000 $ d’intérêt, soit une somme totale de 40 000 $! Tout ça pour avoir tenu à rouler, entre 20 et 25 ans, dans une automobile neuve, tandis que Fourmi devait se contenter d’une affreuse teuf-teuf. Cette première auto neuve, achetée par Cigale le jour de ses 20 ans, lui aura donc occasionné, tout bien calculé, un déboursé supplémentaire de 40 000 $, soit deux fois la valeur du véhicule en question! À l’âge de 20 ans, elle s’est donc acheté une auto valant 20 000 $, qu’elle a cru obtenir à crédit pour 25 000 $, et qui lui a en fait coûté 60 000 $! Ça fait cher pour éviter de se geler le cul dans sa jeunesse!

Cela dit, chacun dépense son argent comme il veut. Obtenir une auto neuve à 20 ans, pourquoi pas? Mais il n’est pas inutile d’en connaître le prix réel (et exorbitant).

Et encore, nous avons été charitables dans nos calculs. Nous aurions pu tenir compte du fait que le taux d’intérêt de 0 % n’est souvent valable que pour la première année, et que d’autres types de prêts sont accompagnés de taux usuraires (25 % pour les cartes de crédit). Et que dire du confortable matelas que Fourmi a pu se constituer pour sa retraite en plaçant une partie des intérêts ainsi épargnés!

Devant des arguments aussi imparables sur le plan logique, la seule porte de sortie pour l’emprunteur naïf demeure l’argument psychologique. Cigale nous rétorquera : « D’accord, au point de vue mathématique, vous avez raison, mais que faites-vous de la qualité de vie? » (elle parle bien sûr de la qualité de vie matérielle).

Il va pourtant de soi que le bien-être matériel diminue rapidement, et de façon permanente, lorsqu’on se retrouve endetté. Par définition, Cigale consomme moins que Fourmi, depuis l'âge de 25 ans jusqu'à la fin de ses jours, puisqu’une partie de son revenu est constamment consacrée au paiement des intérêts sur sa dette. Le seul moyen pour Cigale de continuer à consommer autant que Fourmi consisterait à s’endetter toujours davantage, ce qui ne ferait qu’aggraver sa situation à plus ou moins brève échéance, et de voir une part croissante de son revenu confisquée par ses créanciers sous forme d’intérêts à verser.

Dans ces conditions, comment expliquer le recours à l’argument de la qualité de vie, chez une personne prenant son bien-être au sérieux telle que Cigale? Comme nous l’avons indiqué, cet argument n’est pas de nature rationnelle, mais psychologique, c’est-à-dire qu’il s’agit en réalité d’une « excuse valable ». La personne endettée reconnaît le fait que son endettement a un coût. Mais, comme on dit, il faut souffrir pour être belle : dans la vie, les plus belles choses ne s’obtiennent pas sans un minimum d’effort ou de désagrément. La souffrance ne constitue alors que le prix raisonnable à payer pour atteindre le bonheur. Par analogie, la punition auto-infligée que représente le versement des intérêts sur une dette constitue justement la preuve de l’amélioration de la « qualité de vie » : « Je l’ai payé cher, donc j’ai gagné quelque chose de précieux. »

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