2010-07-24

Deux poids, deux mesures

Quel est le volume de cette tasse de 20 centilitres en mesures québécoises?

Lorsque nos lointains ancêtres ont décidé de devenir civilisés, sur les rives du Nil ou de l’Euphrate, ils se sont dotés de systèmes de mesure. Bien plus tard, à la faveur d’un siècle de lumières couronné par une révolution non tranquille, le monde moderne a même accouché d’un système pratique, simple et universel, le système métrique. Aujourd’hui, rares sont les tribus humaines à ne pas avoir adopté ce système, même si certaines d’entre elles conservent quelques vestiges de leurs anciennes unités de mesure. Ainsi, les Chinois utilisent encore le li et le jin, qui font respectivement 500 mètres et 500 grammes… tout rond.

Aux États-Unis, l’industrie a plus ou moins adopté le système métrique, tandis que le peuple en est resté au système traditionnel, d’inspiration romaine, voire babylonienne. D’un côté ceux qui pensent et produisent, de l’autre ceux qui se divertissent et consomment. L’aversion croissante pour les fractions a cependant donné le jour à des pouces décimaux. On dira, par exemple, que 2,3 pouces + 1,2 pouces = 3,5 pouces, ce qui est plus commode que d’additionner 2 pouces et 3/8 à 1 pouce et 5/16.

Les Québécois n’ont cependant pas adopté les pouces décimaux de leurs grands-frères américains. Mais comme ils ont eux aussi perdu l’usage des opérations sur les fractions, ils ont résolu le problème d’une façon particulière, qui sied bien à une société distincte. Quand il s’agit d’additionner, ils ne fonctionnent plus qu’avec des pouces entiers ou, en cas d’urgence, avec des fractions approximatives (un gros-quart, un demi-et-une-ligne). De toute façon, il s’agit d’un problème de spécialiste, car pour le commun des mortels les longueurs sont faites pour être dites et non pour être additionnées (« Je déclare mesurer cinq-pieds-huit-pouces-et-demi. »).

Ce qu’il y a de particulier au Québec, c’est l’utilisation simultanée de deux systèmes de mesure totalement indépendants. Le poids d’un être humain se mesure en livres (et en onces pour les bébés, quoiqu’il ne soit pas indispensable de connaître le nombre d’onces dans une livre). Par contre, la charge d’un ascenseur se mesure en kilogrammes. Combien de personnes peut contenir tel ou tel ascenseur, voilà une question que personne ne se posera, puisque insoluble. Seul le médecin, ce grand sorcier, connaît le secret qui permet de relier les deux systèmes. Lorsqu’il vous aura pesé sur sa balance métrique, il s’empressera de vous annoncer le résultat en livres, grâce à une astucieuse et mystérieuse opération appelée « calcul mental ».

Au Québec, les petites longueurs se comptent volontiers en pieds et en pouces. Combien de mètres font les cinq-pieds-huit-pouces-et-demi annoncés par le docteur? On l’ignore car on n’y voit pas le moindre intérêt. Combien de personnes mesurant cinq-pieds-huit-pouces-et-demi tiendront, en file indienne, dans une piscine de 25 mètres? Pour le savoir, il suffit de rassembler un nombre suffisant d’individus mesurant cette taille — et sachant nager — et de les placer bout à bout dans la piscine.

Au Québec, les grandes longueurs se mesurent en kilomètres. Cette fois, le système métrique est roi. D’ailleurs, personne ne sait combien de pieds sont contenus dans un kilomètre, ni même dans un mille. Les radars policiers sont calibrés en kilomètres à l’heure, et tout le monde s’y retrouve : lorsque la vitesse est limitée à 100 km/h dans une zone fréquentée par la police, tout automobiliste doué de raison sait qu’il ne doit pas dépasser les 109 km/h. Ça ne peut être plus simple. Toutefois, beaucoup d’automobilistes mesurent encore la consommation d’essence en milles par gallon plutôt qu’en litres aux 100 km. Ça fait plus québécois, plus professionnel, plus américain, et moins pédant. Il s’agit bien sûr d’une mesure ordinale et non cardinale, puisque tout le monde ignore s’il s’agit de gallons de 3,79 litres (à l’Américaine) ou des gallons de 4,55 litres (à la Canadian). On se fout impérialement de ce que signifie concrètement l’expression 25 milles au gallon, mais on sait que c’est préférable à 20 ou 22.

Le volume des bouteilles d’alcool se mesure en onces, celui des bouteilles de vins en millilitres. Quant à savoir si vingt-six onces de gin tiendront dans une bouteille d’un litre, il suffit de se munir d’un entonnoir et de se livrer à l’expérience scientifique suivante : si le réceptacle déborde lors du transvasement, c’est que vingt-six onces font plus qu’un litre. À propos de volume, certains de nos concitoyens sont loin de se douter qu’en doublant l’arête d’un cube, on multiplie son volume par huit. Il s’agit d’un secret bien gardé et réservé aux initiés.

La température de l’air se mesure en degrés centigrades, il n’y a aucun doute là-dessus. Le Québécois serait bien embêté pour choisir son manteau si on lui disait qu’il fait, dehors, 15 degrés Fahrenheit (mot dont l’orthographe exacte n’est connue que de rares spécialistes). Il en va tout autrement pour la température de l’eau, que ce soit celle de la piscine ou de l’aquarium, que l’indigène du Québec mesure en degrés Fahrenheit, pour une raison encore inexpliquée par les anthropologues.

Pourquoi cette schizophrénie dans le système des poids et mesures utilisé au Québec, trente-cinq ans après l’adoption officielle du système métrique?

Plusieurs hypothèses peuvent être avancées. On peut d’abord considérer que les unités de mesure traditionnelles les plus proches de l’expérience humaine ont résisté à la réforme? On conserve ainsi l’usage des pieds et des pouces pour la couture et le bricolage, alors qu’aux deux extrêmes, on parle de millimètres et de kilomètres. On pèse les gens et les tomates en livres, tandis que le poids d’un conteneur se mesure en tonnes et la dose des antibiotiques en milligrammes. Tout liquide qui peut être avalé par un gosier humain se compte en onces, le reste se comptera en millilitres ou en mètres cubes.

La deuxième hypothèse se rapporte à l’envergure des mesures effectuées. Ce qui tient dans un intervalle restreint, comme la température de la piscine ou celle du malade, souffre moins de la complexité du système traditionnel, ce qui permet à celui-ci de perdurer.

Il reste une troisième hypothèse, celle de la faillite du système d’éducation. Alors qu’on permet à tous les bambins scolarisés de la planète de maîtriser le système des mesures et les bases de l’arithmétique, ce savoir, jugé paternaliste, est désormais quasiment évacué de l’enseignement primaire québécois. « L’élève n’a plus besoin d’apprendre, il n’a qu’à chercher au fond de lui le savoir que tout être possède en naissant. L’enseignant ne doit plus enseigner, il doit accompagner l’élève dans cette découverte. La connaissance n’est plus le résultat d’un apprentissage et d’un effort, elle est un droit fondamental. Apprendre aux enfants des choses qu’ils ne connaissent pas est d’ailleurs une menace à l’estime de soi et donc à la connaissance! En dehors du sport et de l’argent, rien ne doit être mesuré de façon claire, et surtout pas les performances scolaires. » Heureusement, il existe encore quelques écoles privées, quelques enseignants rebelles, et quelques parents instruits qui restent imperméables à cette idéologie frauduleuse. Le système d’éducation québécois, dans sa quête effrénée de nivellement par le bas, n’a jamais été aussi élitiste.

 

Post Scriptum : Le problème de Peppone

Avant d’être élu député, Peppone, le grand adversaire de Don Camillo, doit passer son certificat d'études primaires. « Un bassin semi-sphérique a un diamètre de 2,6 mètres. Le robinet qui l'alimente débite 6,27 litres par minute. Combien de temps faudra-t-il pour le remplir? » Évidemment, Peppone, intimidé par les perspectives de sa future grandeur, sèche lamentablement. Heureusement, Don Camillo viendra à la rescousse par une manœuvre frauduleuse mais pieuse. « C’était tout simple » avoue Peppone en lisant subrepticement la réponse. Et ça l'est. En divisant le volume du bassin par le débit du robinet on obtient le nombre de minutes. Pour cela, il suffit de connaître la formule du volume de la sphère, que l'écolier puise dans la demi-douzaine de formules acquises pendant ses six années d'études, et de convertir les mètres cubes en litres, ce qui est loin de nécessiter l'aide d'une calculatrice.

Mais attention, il reste un petit écueil à contourner. Étourdi par ses savants calculs et par sa trop grande confiance en lui, l’écolier risque d'oublier un détail crucial. C’est pourquoi Don Camillo, homme avisé et plein d'expérience de la vie, donne un dernier conseil à Peppone, avant de retourner à son presbytère : « N’oublie pas de diviser par deux… Pour la demi-sphère. » Même dépourvu de diplômes, Don Camillo vaut bien une faculté de Pédagogie à lui tout seul.