2009-09-14

La théorie du consommateur (revue et corrigée)

« L’économiste ne s’intéresse pas aux raisons psychologiques ou autres qui motivent les choix individuels. Il suffit de poser que l’individu a des préférences, quelle que soit leur source, et fait face à des contraintes (son revenu et les prix des produits, par exemple) qui limitent la satisfaction de ses préférences, pour être en mesure d’analyser ses choix. » (Pierre Lemieux, Comprendre l’économie, Les Belles Lettres, Paris, 2008, p. 12)

En posant que son revenu et le prix des produits forment les contraintes de base de l’individu, les théories économiques populaires négligent peut-être la contrainte essentielle de l’homme moderne : le désagrément causé par la possession des biens. Tant que les biens possédés par l’individu étaient rares, la place qu’ils occupaient dans la maison ou le garage, et le temps qu’il fallait consacrer à leur achat et à leur entretien paraissaient négligeables. L’espace et le temps disponibles pouvaient alors être considérés comme illimités.

Un certain gérant de banque originaire du Lac-Saint-Jean, qui se vantait de ne rien connaître à l’économie (il était diplômé en sociologie) fut tout heureux de tuer le temps avec moi, dans son vaste bureau. « Voilà deux mois, dit-il au détour de la conversation, que notre nouveau système audio traîne dans un couloir de mon domicile. Je n’ai pas encore trouvé le temps, ni la motivation, d’ouvrir la boîte. »

Ma cousine veut me faire cadeau d’une luxueuse machine à café espresso, héritée d’un parent. Il n’est ici question ni de contrainte de revenu, ni de contrainte de prix. Je me demande simplement si je souhaite encombrer davantage mon comptoir de cuisine. À moins de ranger l’imposante machine dans un coin de placard? Mais plus on a d’objets, plus on doit accorder du soin à leur rangement et plus il est laborieux de les extraire de leur cachette. La meilleure cafetière n’est-elle pas la cafetière à filtre, qu’on repose sur le rond du poêle, après y avoir puisé sa deuxième ou sa troisième tasse, et qu’on rince en un tournemain? À moins de faire de la cérémonie du café un évènement majeur de la vie domestique, la légère différence entre un espresso et un café filtre vaut-elle tous les ennuis occasionnés par la coûteuse machine à espresso, même quand celle-ci ne coûte pas un sou?

La cave n'était-elle pas plus fonctionnelle quand elle ne contenait que des patates en vrac, des bouteilles de vin et du charbon?

L’accumulation de ces petites machines finit par envahir la maison et la vie du propriétaire. Un bel ordinateur, bien plus rapide que celui qu'on possède, vient de sortir en magasin et nous tend les bras. Mais, si on veut rendre la nouvelle machine aussi fonctionnelle que la précédente combien d’heures et de jours faudra-t-il consacrer à y installer tous les programmes indispensables? Et faut-il garder le vieil ordinateur ou encombrer la cave? Faut-il plutôt s’en débarrasser dans un dépôt spécialisé, situé au diable vauvert et fermé quand on est libre? Et si on conserve trois ou quatre ordinateurs actifs dans la maison, combien de fois par an risque-t-on d’être frustré par une panne, un caprice, un virus, un désastre total?

Le consommateur Bái Lìdé est bien embêté. Il répugne à se débarrasser de ces paires de chaussures démodées qui commencent à encombrer sérieusement son garde-robe. Voilà un nouveau dilemme du consommateur sur lequel les économistes restent plutôt discrets.

Même lorsque les produits convoités sont chers, et que la contrainte du prix et du revenu réapparaît, la question fondamentale n’est pas « Est-ce que ça vaut la peine de dépenser tant d’argent? », mais  « Est-ce que j’en aurai pour mon argent ou suis-je en train de me faire flouer? ». L’acquisition des biens vient encore me causer du tracas. Il me faut vérifier les prix, comparer des produits que les fabricants s'acharnent à rendre incomparables, attendre le moment propice, ou me précipiter avant qu’il ne soit trop tard. Que de souffrances! Et la théorie du consommateur se garde bien de les comptabiliser.

Acheter une auto neuve? Je voudrais bien, et depuis le temps que je remets la chose à demain, j’ai fini par accumuler un pécule plus que suffisant. Mais je n’ai ni le courage, ni l’énergie d’étudier les modèles, afin de trouver celui qui me convient. Il faudra ensuite choisir le meilleur concessionnaire de la région et affronter les charlatans qui y disent la messe. Puis se débarrasser du vieux véhicule, enregistrer le nouveau, faire la queue, prendre un taxi, synchroniser toutes ces opérations. Que de jours de fatigue en perspective! Et le charme sera bien vite rompu par un petit pépin, un vice de fabrication, une éraflure inopinée, un reflet inattendu qui gêne la conduite, une visite dans un nid de poule, une hausse imprévue des assurances. Combien de déceptions nous attendent! Plus on est riche en biens, plus on est pauvre en heures d’insouciance.

À la longue, certains individus finissent par aimer la servitude, les heures perdues à se procurer de vulgaires grille-pains et autres paires de chaussettes. Ils adorent flâner dans les magasins. Ils sacrifient, avec joie, les meilleures années de leur vie, qu’ils mettent au service du commerce et des inconvénients de l’après-vente.

Ne serait-il pas plus simple de partir en voyage et de tout flamber en quelques semaines? On pourrait rentrer les mains vides, le cœur léger et sans souci.

1 commentaire:

Anonyme a dit...

À une certaine époque, ce qui était appris et assimilé formait un acquis ; maintenant, ce ne sont que de vieilles habiletés obsolètes qui encombrent notre disque mou (notre cerveau, quoi) et qu'on nous presse d'effacer pour faire place à du dernier-cri (du dernier-sacre, plutôt) à date de péremption très prochaine.

Je ne suis pas fatigué d'apprendre de nouvelles choses, mais un peu las (euphémisme) de devoir me réadapter sans cesse aux objets usuels qu'on ne cesse de perfectionner.

Et c'est vrai que le temps perdu à comparer-consommer-réclamer-entreposer... Bon, je ne vais pas réécrire votre billet.

Billet que je ferai lire à quelques amis.

Balour Dix