2006-12-30

La machine infernale

Savoir Outaouais, Automne 2006, p. 24 Savoir Outaouais, Automne 2006, p. 24

Avis : Les textes publiés dans cette section, intitulée Polémique, proposent des réflexions et non des opinions; des hypothèses et non des certitudes; un éclairage particulier et non une vue d'ensemble. Les arguments avancés méritent d'être critiqués et non d'être censurés. (Giordano Bruno)

Sommes-nous déjà entrés dans l'ère de la post-démocratie? Arrestations secrètes, prisons fantômes, zones de non-droit. Si la lutte au terrorisme peut justifier tant de mesures d'exception, c'est aussi grâce à la complicité tacite du peuple. Un résident d'Ottawa est kidnappé par la gendarmerie, déporté en Syrie, torturé pendant un an. Tant que des soupçons pesaient sur lui, on ne s'inquiétait guère de son sort. C'est seulement depuis que l'on s'accorde à reconnaître son innocence présumée que la presse et ses lecteurs se scandalisent des tourments du pauvre homme, me fait remarquer un des mes collègues. Par contre, lorsqu'ils concernent les vrais coupables, les arrestations arbitraires, les condamnations sans procès et les traitements inhumains sont désormais considérés avec un certain détachement.

Dans cette atmosphère de retour à la chasse aux sorcières, un des sports favoris des sociétés humaines, même les plus « avancées », quoi de plus normal que de voir l'Université du Québec en Outaouais mettre au point une invention extraordinaire, grâce à une généreuse subvention publique de 600 000 $ : la machine à traquer les pédophiles (Savoir, vol. 6, no 2, Automne 2006). Si les terroristes sont le plus souvent contenus hors de nos frontières, les pédophiles, eux, sont des ennemis de l'intérieur, anonymes, insaisissables. La menace suprême. Puisqu'ils peuvent ressembler à n'importe qui, n'importe qui peut être des leurs. On a déjà connu ce genre de tactique : des agitateurs chrétiens déguisés en honnêtes citoyens romains, des cathares travestis en catholiques, des écrivains communistes œuvrant à Hollywood, des Martiens totalitaristes infiltrés dans l'enveloppe d'un Terrien. Et maintenant, les prédateurs sexuels! Le monde attendait, en retenant son souffle, une parade contre ces nouveaux monstres dissimulés sous le masque de la normalité.

Arrive la machine miraculeuse construite dans les sous-sols de l'Université. Le cobaye, portant un casque de vision, est immergé dans un environnement virtuel : un salon où se promène une personne nue. Selon le professeur R., chef du projet, « un sujet normal […] va regarder bien moins souvent le sexe [d'un enfant nu] qu'un pédophile le ferait. » Il fallait certes détenir un doctorat pour faire une telle découverte. Grâce aux 600 000 $ de subvention, le casque en question est muni d'un capteur de fixations et de déplacement oculaires. L'ordinateur, ce dieu neutre et savant, pourra donc rendre un verdict. Dans une version ultérieure, on peut imaginer que le sujet qui aurait regardé trop de bites virtuelles impubères sera illico transféré, cybermanu militari, à la chambre d'émasculation. Le tyran syrien qui s'amuse à torturer nos concitoyens d'Ottawa pourra aller se rhabiller. Et les romans d'Orwell et de H.G. Wells commenceront à se démoder.

Mais ce n'est pas tout. Le professeur R. ajoute que, grâce à sa machine : « outre l'analyse du regard du sujet, le spécialiste dispose d'un pléthysmographe pénien », expression gréco-latine que l'on pourrait traduire en langue vulgaire par « bandomètre ». Pour faire bonne mesure, et pour ne négliger aucun coupable en puissance, les éminents savants ont aussi inventé le photopléthysmographe vaginal. Avouons que le mot, à lui seul, justifie la somme de 600 000 $ gracieusement accordée par les contribuables à l'auguste université.

Évidemment, des problèmes d'éthique peuvent se poser, aussi l'équipe de chercheurs a-t-elle trouvé la parade : « En utilisant une image 3D, on évite un problème d'éthique, celui de montrer des photos d'enfants qui ont déjà été victimes », ajoute l'article. Car, pour ces éminents spécialistes, il faudrait distinguer la photographie des enfants ordinaires de celle des enfants victimes. Ceux-ci représentent, aux yeux de certains psychologues, un appât de choix pour harponner les pédophiles. D'ailleurs, puisque les bourreaux actuels sont souvent d'anciennes victimes, les victimes actuelles ne seraient-elles pas de futurs bourreaux en puissance?

Nous montrerons, dans un article ultérieur, en quoi ce genre de sophisme repose sur une erreur méthodologique flagrante et très courante. Selon une logique barbare très répandue depuis que l'homme est « civilisé », la victime d'un crime sexuel fait face, en effet, à un dilemme : devenir prédateur à son tour ou rester déshonorée à jamais. Dans ce dernier cas, elle est morte socialement, elle ne peut que désirer le suicide, et, si elle s'y refuse, son frère ou son père pourraient même se charger de l'exécuter. Le violeur a le droit d'oublier, mais la victime, si elle n'est pas un monstre, se doit de rester marquée jusqu'à la mort. Telle est la loi des bien pensants de ce monde.

Heureusement, un petit test obligatoire au pléthysmographe et hop… la Cinquième Colonne sera dévoilée au grand jour et mise hors d'état de nuire. Encore une fois, le monde sera sauvé par les savants, leurs subventions étatiques et leur neutralité scientifique.

2006-12-28

Première neige

Première neige sur Gatineau Première neige sur Gatineau - Photo (non retouchée) de Renaud Bouret

Alors que le ciel du crépuscule se découvre, après la première bordée de neige de l'hiver, un cycliste redescend paisiblement vers ses pénates, tandis qu'un automobiliste bien au chaud vient à sa rencontre. La preuve est là, il suffit de regarder la photo d'un peu plus près.

2006-12-26

Trois hommes invitent une femme à dîner

Dessin de Renaud Bouret - 1974

À une époque où j'étais plus que célibataire, les amis avaient pris l'habitude de se réunir chez moi pour des soirées musicales. Malgré un ratio homme-femme plus que favorable — on comptait deux chanteuses pour un chanteur — le succès n'était pas toujours au rendez-vous, en ce qui me concerne. Aussi, proposai-je à mon collègue pianiste d'organiser de petits soupers « littéraires », cadre que je jugeais plus propice aux manœuvres de séduction. Nous devions composer une nouvelle à tour de rôle, que nous lirions, pendant le dessert, aux demoiselles que nous aurions invitées. Nous eûmes la chance, dès la première fois, de compter parmi nous une charmante jeune dame prénommée Danièle. C'est pour elle que j'écrivis cette petite histoire, et j'avais tapé dans le mille, car mon récit, admirablement déclamé par mon rival, fut fort apprécié par celle qui en était la principale protagoniste. Quant au salon littéraire, il se retrouva victime de son succès et fut dissout dès la réunion suivante. (1994)

Pluie fine. Soirée d'automne dans une grande ville de l'hémisphère nord. Sortie des écoles et des bureaux. Curzio somnole sur son siège. L'autobus rase les murs des jardins à vive allure, se riant des branches sauvages échappées de leur prison. Le bolide invincible fonce vers la banlieue.

De sa banquette surélevée, Curzio aperçoit ce qui est caché aux vulgaires piétons : la nudité des terrains vagues gorgés d'eau, l'intimité des salons perchés à mi-étage, les intérieurs déjà éclairés, les rideaux encore ouverts. Les sémaphores multicolores, qui scintillent sur la chaussée brillante, défilent devant la vitre. Des passants discutent en silence. Bien au chaud, Curzio est coupé du monde. Il court vers son destin.

Fraîcheur humide et calme. Curzio se tient debout, sur le bord de la route. Il attend le départ de l'exprès pour traverser l'ancien chemin du Roy, devenu un simple boulevard de sa vieille banlieue. Et bientôt, l'autobus a disparu derrière l'horizon. Une jolie femme marche sur le trottoir d'en face. Par bonheur, ils vont tous deux dans la même direction. Curzio s'en rapproche, petit à petit. Elle est de plus en plus belle.

Une rafale subite balaie la bruine. Un instant d'hésitation, et une averse éclate, sombre et drue. La jolie femme s'est mise à courir. Elle détale comme une proie soudain débusquée. Curzio est envahi par une excitation inconnue et vieille comme le monde. Il court en pensée derrière cette nouvelle compagne. Loin de sa banlieue et de son époque, il survole un sentier de chasse millénaire, sur un haut plateau battu par une pluie éternelle.

Il a suffi de quelques secondes, à peine, et la belle femme a disparu. Curzio, résigné, a enfin rejoint le seuil de la maisonnette qu'il partage avec son grand frère et son cousin. La porte d'entrée, qu'il s'apprêtait à pousser avec son pied trempé, s'ouvre d'elle-même. Curzio, intrigué, tombe alors nez à nez avec la jolie femme de la rue, qui lui sourit d'un air moqueur. Raoul, le grand frère, qui n'a rien perdu de la scène, fait les présentations depuis la cuisine.

— Ce soir nous avons une invitée de choix, crie-t-il à Curzio, que la jolie femme semble déjà connaître .

Un bruit lointain de bouteilles entrechoquées, suivi de quelques jurons bien choisis, témoigne de la présence du cousin Li dans la cave. Et dire que Curzio s'attendait à trouver la maison vide!

Raoul s'essuie les mains et s'approche de l'entrée.

— Emmène Danièle se faire sécher les cheveux, s'il te plaît.

Curzio acquiesce d'un simple regard. Il précède la jolie femme dans l'étroit escalier, il sent ses deux yeux qui l'observent, dans son dos. La chambre du jeune homme est la plus petite, mais c'est aussi la moins encombrée de la maison. C'est là que réside le séchoir du trio.

Assise sur le lit, Danièle projette le vent chaud sur ses cheveux, avec naturel et volupté. Ils se regardent. Danièle prend la main de Curzio et le fait asseoir à ses côtés. De temps en temps, elle tourne le séchoir vers lui tout en le coiffant avec ses doigts. Pendant quelques minutes, le destin les a réunis côte à côte, dans une même préoccupation. Ils ont partagé le même plaisir simple. Et chacun a humé le parfum de l'autre.

Le dîner est commencé, sous la direction du grand frère Raoul, l'élégant, le spécialiste des eaux de toilette de classe et des lunettes fumées. Raoul pousse l'amour de soi jusqu'à faire du sport. Comme le cousin Li, Raoul est un adepte des arts martiaux. C'est d'ailleurs ce qui leur a permis tous deux de rencontrer et d'inviter Danièle.

Raoul a préparé le repas. Le cousin Li fait le service. Danièle se sent bien, entourée de ces deux hommes qui la désirent. Ça se voit. Raoul profite des absences de son cousin pour attaquer. Mais Li, de la cuisine, s'arrange, par son remue-ménage, pour distraire l'adversaire et briser ses offensives. C'est une lutte courtoise, où les trouvailles d'esprit abondent. Spectacle d'autant plus intéressant pour Curzio que, à l'écart du combat, il peut admirer Danièle tout à son aise.

On mange, on arrose, on allume les chandelles. Les deux hommes évoquent leur première rencontre avec Danièle, devant le gymnase de l'Université. Le portail de la cour était entrouvert. Li, usant de son sens habituel de la stratégie, avait fait entrer la jeune femme, avec une galanterie non dissimulée, avant de laisser le battant se refermer bruyamment sur le nez de Raoul. Ce dernier, remettant sa colère à plus tard, s'était mis à faire le tour du mur d'enceinte au pas de course et avait rejoint les autres devant la porte d'entrée du bâtiment principal.

Cette porte était d'ailleurs fermée à clé. Tout fier de son premier succès, Li se mit à escalader vivement la façade, jusqu'à une fenêtre entrouverte du deuxième étage, par laquelle il comptait s'introduire. Pendant ce temps, Raoul, peu porté à faire étalage de sa force brute, avait réussi calmement à crocheter la serrure sous le regard admiratif de Danièle. Match nul.

Le repas est terminé. Dehors, la nuit est noire. La rumeur des véhicules se fait plus lointaine. On fume, on verse le cognac. La conversation devient plus intime. Maintenant, on parle de l'amour (en théorie) et du plaisir (en réalité). Curzio est enchanté. Il écoute. Il regarde. Il découvre un sentiment nouveau. Il désire Danièle, qu'il sent déjà proche de lui. Son enthousiasme envers les autres convives l'aveugle d'abord, mais peu à peu, il voit clair dans leur jeu.

Raoul tient le rôle de l'homme raffiné, qui ne se prend pas au sérieux et qui cache ses qualités. Li est plus intelligent et moins épanoui qu'il veut bien le laisser croire. Tous les deux rêvent de se retrouver bientôt dans les bras de Danièle, sur son corps nu, au creux d'un lit.

Et que pense Danièle? Se contentera-t-elle de l'ivresse d'être désirée par les deux hommes qui l'entourent? Se résignera-t-elle à sacrifier l'un pour avoir l'autre? En ce moment, s'imagine-t-elle dévêtue dans la cave, alors que Li la prend avec un mélange de rudesse et douceur. Est-elle plutôt en train de se soumettre en songe à Raoul dans la cuisine et de lui donner un plaisir dont il ne soupçonnait même pas l'existence?

Il est bien tard déjà. Dehors, sous la pluie, quelques problèmes de mécanique mobilisent les esprits. Raoul et Li tentent de faire démarrer leur vieille auto à la lueur d'une torche. Danièle, qui retenait le capot, a reçu le contenu de la gouttière sur la tête. Elle est trempée jusqu'aux os. Apparemment, ils ont tous trois renoncé à leurs beaux rêves, du moins pour ce jour-là. Que s'est-il passé?

On fait venir Curzio. Il est chargé de procurer du linge sec à Danièle, pendant que les deux cousins finissent de réparer le moteur. Curzio et Danièle se retrouvent à nouveau seuls dans la chambre du haut. Elle, semble un peu découragée. Lui, a l'air très alerte. Après avoir choisi et fait approuver des vêtements de rechange, Curzio referme son armoire et commence tout naturellement à aider Danièle à se déshabiller.

Elle se laisse faire distraitement. Chandail et chemise sont ôtés. Un moment d'hésitation. Curzio lui enlève son soutien-gorge. Le silence se fait plus pesant. Les coeurs battent plus fort. Le cap est franchi. Curzio essuie les épaules et la poitrine avec une grande serviette blanche. Elle est bientôt nue, debout, devant lui. Les yeux de Curzio remontent le long du corps de la jeune femme. Leurs regards se soudent. Les corps se rapprochent.

Pluie fine. Soirée d'automne dans une grande ville de l'hémisphère nord. L'autobus a disparu derrière l'horizon. Une jolie femme marche sur le trottoir d'en face.

2006-12-24

Le haricot vert

Haricot vert Dessin de Renaud Bouret - 2006

Selon la tradition, le haricot vert a été introduit au Japon par le bonze chinois Ingen au XVIIe siècle. D'où le nom actuel de ingenmame, littéralement « légumineuse de Ingen ». Une innovation importante pour des bouddhistes pieux et végétariens.

Les Chinois nomment le haricot vert càidòu, mot-à-mot « verdure-légumineuse ». Le second caractère du mot chinois se retrouve dans le mot dòufu (tōfu en japonais), qui signifie « pois fermenté ». En japonais, ce caractère est prononcé soit (à la chinoise), soit mamé (à la japonaise).

2006-12-23

Hector Placide Giat marie sa fille

Acte de mariage de Pauline Giat Acte de mariage de Pauline Giat

Le vingt Janvier mil neuf cent vingt onze heures du matin, devant Nous Roger Ernest Adolphe, Maire de Sourdun, ont comparu publiquement en la maison commune: Fermé Auguste Marcel, Ingénieur, né à Mustapha (Alger) le sept décembre mil huit cent soixante dix neuf, demeurant à Paris, rue des Bons enfants numéro cinq, fils majeur de Fermé Marie Léopold Albert, décédé, et de Isaac Rosine, sa veuve, demeurant à Tunis, Tunisie, sans profession, [renvoi en marge: divorcé de Haffner Renée Jeanne] d'une part;
Et Giat Pauline, Institutrice, née à Saïgon, Cochinchine, le premier Juillet mil huit cent quatre vingt huit, demeurant à Sourdun, fille majeure de Giat Hector Placide, professeur retraité, et de Meslier Renée Amélie, son épouse, sans profession, domiciliés à Sourdun, d'autre part. Les futurs époux déclarent qu'un contrat de mariage a été reçu aujourd'hui vingt Janvier mil neuf cent vingt par Me Venet notaire à Provins. Aucune opposition n'ayant été faite, les contractants ont déclaré l'un après l'autre vouloir se prendre pour époux et nous avons prononcé au nom de la loi que Fermé Auguste Marcel et Giat Pauline sont unis par le mariage. Dont acte en présence de : Giat Hector Placide, soixante et un ans, professeur retraité, demeurant à Sourdun, père de l'épouse, Huet Paul, cinquante trois ans, Instituteur demeurant à Sourdun. Lecture faite, les époux et les témoins ont signé avec Nous.

[Suivent les signatures]

Arbre généalogique

2006-12-20

Kumori

Nuage Paroles et musique: Renaud Bouret - 2004

  |Em  |Em#7                   |Em7 |C#ø
Nu-age,  toi qui flottes sur le soir
        A7        |DM7
Entends-tu la séré-nade
           GM7         |CM7
Qui traîne et qui se ba-lade
       F#ø         |B7  |
Et s'efface dans la nuit?

Bourrasque, toi qui voles dans le noir
Humes-tu l'odeur sauvage
Des jardins de mon village
Et des champs de mon pays?

|Em  O             |Am 
     Écoute les sai-sons
|Am                     |Em
     Qui repassent et re-viennent
                         |F#ø
     L'amour de ton jeune âge
       |B7           |Em   |
     Ne t'a pas oubli-é.

Orage, toi qui viens de la montagne
Vois-tu la vieille fontaine
Cachée au creux de la plaine
Rendez-vous des coeurs épris?

Rivière, toi qui coules vers la mer
Sens-tu les fleurs de grenade
Caressant ta peau de jade
En se penchant sur ton lit?

     Écoute les saisons
     Qui repassent et reviennent
     L'amour de ton jeune âge
     Ne t'oubliera jamais.

Écouter le fichier midi

2006-12-18

Les noms de famille japonais

Les noms de famille japonais

Quels sont les patronymes japonais les plus répandus? Les résultats varient selon les enquêtes, celles-ci étant basées sur des échantillons souvent trop grands mais pas assez aléatoires. Les deux patronymes les plus courants (Suzuki et et Satô) regroupent chacun 2 % de la population, et 11 % des Japonais portent un des dix premiers patronymes. Ces dix patronymes figurent dans le tableau ci-contre, auquel nous avons rajouté certains noms de famille relativement connus dans le monde politique, artistique ou commercial.

Les noms de famille japonais sont le plus souvent associés à un lieu-dit. On retrouve le même principe, à plus petite échelle, en français et dans d'autres langues : Dubois, Dupont, Dupuis, Montaigne, Lamontagne, Lapierre, Larivière, Deschamps, Campeau, Clairfont (source claire), Champrosay (champ de roseaux = Ashida); Montalto (haut mont = Takayama), Campobasso (champ bas = Shitada), Pozzo (puits), Fontana (source); Bach (=kawa), Baum (=ki), Berg (=yama), Holz (=hayashi, bayashi), Rohr (=ashi), Stein (=ishi).

Pour plus d'information, visitez ce site.

Pour les petits curieux, voici la liste des 50 noms de famille les plus fréquents au Québec, classés dans l'ordre (source: Institut statistique du Québec) :
Tremblay, Gagnon, Roy, Côté, Bouchard, Gauthier, Morin, Lavoie, Fortin, Gagné, Ouellet, Pelletier, Bélanger, Lévesque, Bergeron, Leblanc, Paquette, Girard, Simard, Boucher, Caron, Beaulieu, Cloutier, Dubé, Poirier, Fournier, Lapointe, Leclerc, Lefebvre, Poulin, Thibault, St-Pierre, Nadeau, Martin, Landry, Martel, Bédard, Grenier, Lessard, Bernier, Richard, Michaud, Hébert, Desjardins, Couture, Turcotte, Lachance, Parent, Blais, Gosselin
(17,8 % des Québécois portent un de ces 50 noms.)

2006-12-15

Cap-Chat

Le chat de pierre du capitaine Shaw Le chat de pierre du capitaine Shaw par Renaud Bouret - 2005

Ce midi, les experts en étymologie attablés dans la cafétéria discutent de l'origine de certains lieux-dits nationaux. Le village qui retient l'attention est aujourd'hui celui de Cap-Chat, en Gaspésie. Encore une fois, la piste de l'anglais est privilégiée, et les lois de l'évolution phonétique sont revisitées. Jadis, paraît-il, un certain capitaine Shaw croisait dans les parages (il serait même contrebandier, comme les enfirouapeurs, que ça ne m'étonnerait pas). On avait pris l'habitude de l'appeler familièrement Cap' Shaw (tout le monde sait que les capitaines ne détestent pas la familiarité). Or les mots Shaw et chat se prononcent de la même façon en québécois (le problème, c'est que les habitants du coin disent tout naturellement « Cap-Chatte »).

Il existe une autre fausse explication, qui a toutefois le mérite de passer pour ce qu'elle est, c'est-à-dire une légende. Sur le promontoire du Cap-Chat se dresse un rocher à l'étrange silhouette féline. Autrefois, un chat rôdant sur la grève aurait été puni de sa gloutonnerie (ou de tout autre péché capital) par un Saint quelconque qui le transforma en pierre.

Reste la bonne interprétation ou, du moins, la seule qui soit plausible. Il est clair que le nom de Cap-Chat ou Cap-Chatte figure sur les cartes dès le XVIe siècle, bien avant l'arrivée des Anglais. Le nom du village ferait référence à Aymar de Chaste, troisième lieutenant de la Nouvelle France en 1603, selon l'admirable dictionnaire de toponymie du Québec.

Mes interlocuteurs sont formels : à leur connaissance, cet individu n'a jamais existé. D'ailleurs, Québec n'a été fondé qu'en 1608. Ils retiennent donc l'explication du Cap' Shaw.

2006-12-12

L'escalier

L'escalier - Renaud Bouret 1992 Dessin de Renaud Bouret - 1992

Une chaussée plate rencontre une ruelle en pente.
Comme la pièce de monnaie qui passe entre mille mains en les oubliant toutes,
L'escalier a vu défiler au cours des siècles
Toutes les belles de la Cité.

2006-12-11

Hector Placide Giat reçoit l'Ordre Impérial du Dragon de l'Annam

L'empereur d'Annam décerne à Giat l'ordre du Grand Dragon L'Ordre Impérial du Dragon est décerné à Hector Placide Giat

Nous Grand Empereur du Sud obéissant aux volontés du Ciel

Voulant reconnaître les services rendus à Notre Personne et à l'Empire par M. Giat (Hector, Placide) Professeur principal de 2e classe l'avons nommé Chevalier de Notre Ordre.

Fait en Notre Palais Impérial à Hué le 22 du 5e mois de la 7e année de Thành Thái.

Enregistré au Protectorat de France en Annam, No 11173, Hué le 10 février 1896.

Le parchemin comporte une version française et une version vietnamienne transcrite en caractères chữ nôm (importés de Chine au Xe siècle). Sur l'original, les caractères chữ nôm sont disposés en lignes verticales rangées de droite à gauche. Si on se fie aux caractères chữ nôm, Annam signifie ici « Grand Sud » (de même que le Vietnam est l'« Extrême Sud »).

Dans la retranscription ci-dessous, nous avons redisposé les lignes selon l'ordre actuel du chinois (horizontal de gauche à droite, sauf pour le titre) et rajouté les caractères chinois modernes (entre crochets) lorsque ceux-ci diffèrent du chữ nôm. On trouvera un peu plus loin une liste des caractères (ou mots) utilisés, avec leur prononciation et leur traduction chinoise actuelle.

院星龍南大

天興[兴]運[云]
皇帝制曰国家隆賞[赏]褒善酬功
兹特賞[赏]二項[项]教授戛
五項[项]龍[龙]星用彰異…
在 大南國[国] 都城 勤政殿
成泰 七年 五月 二十二日

1. yuàn cour, établissement, institut
2. xīng étoile
3. nán sud
4. dà / dài grand, (clé 37)
5. chéng se charger, assumer, recevoir
6. tiān ciel, jour, temps, nature, Dieu
7. xìng / xīng intérêt, goût, plaisir / prospérer, être en vogue, établir
8. yún nuage, raconter
9. 皇帝 huángdì empereur
10. zhì fabriquer, élaborer, système
11. yuē dire, (clé 73)
12. 国家 guójiā pays
13. lóng profond, intense, saillir
14. shǎng récompenser, admirer
15. bāo louer, dire du bien de
16. shàn bon, bienveillant
17. chóu rétribution
18. gōng exploit, habileté
19. zī / cí ceci, maintenant
20. particulier
21. èr deux, (clé 7)
22. xiàng [documents, travaux de construction, élément d'un tout, article, paragraphe]
23. 教授 jiàoshòu professeur
24. jiá
25. cinq
26. lóng dragon, (patronyme), (clé 212)
27. yòng utiliser, avec, (clé 101)
28. zhāng clair, évident
29. zài à, en, se trouver à
30. guó pays
31. dōu / dū tout, entièrement, déjà, même / capitale
32. chéng muraille, ville
33. qín diligent, laborieux, actif
34. zhèng administration, politique
35. 殿 diàn salle, palais, temple
36. chéng devenir, accomplir, capable, [un dixième]
37. tài paisible, extrême, Thaïlande
38. sept
39. nián année
40. yuè lune, mois, (clé 74)
41. shí dix, (clé 24)
42. soleil, jour, (clé 72)

2006-12-09

Enfirouaper

Un enfirouapeur? Canadien en raquette [extrait des Voyages du baron de La Hontan : Tome 1, p. 191], Bibliothèque municipale de Montréal.

Quelle est l'origine du mot enfirouaper ou du nom de Cap-Chat? Autour d'une table de cafétéria, on trouvera toujours quelques savants autoproclamés pour proposer une explication scientifique et officielle. Scientifique car leur qualité d'indigènes pur-laine leur accorde automatiquement le statut d'expert en la matière. Officielle car ils tiennent leur information d'un ancêtre enfirouapeur ou d'un ex-collègue ayant campé dans les faubourgs cap-chattiens.

Pour notre savant du jour, le terme enfirouaper provient tout simplement de l'anglais in fur wrapped, c'est-à-dire enveloppé dans des fourrures. Cela va de soi : « Nos ancêtres (les Canayens) furent parfois réduits à certains expédients pour survivre, après la Conquête. Beaucoup d'entre eux se firent contrebandiers. En tant qu'héritiers des coureurs des bois, quoi de plus naturel alors que de cacher l'alcool clandestin dans de vulgaires peaux de castor et autres fourrures. Et comme la douane était tenue par les Anglais, l'expression consacrée devint [merchandise] in fur wrapped, d'où le verbe enfirouaper [les douaniers]. Le terme s'est alors étendu pour signifier aujourd'hui leurrer, embobiner (« fourrer »?). » Curieusement, ce mot d'origine anglaise ne se retrouve aujourd'hui qu'en français.

J'ose manifester un certain scepticisme. Comment faire coïncider historiquement la traite des fourrures et la prohibition des années 1920? Pourquoi les droits de douane s'appliquaient-ils à l'alcool tout en épargnant la pelleterie? À quoi bon utiliser une marchandise précieuse pour camoufler une marchandise semi-précieuse? Et puisque l'expression était devenue proverbiale, comment se fait-il que l'astuce échappait aux douaniers?

Il faut aussi scruter les preuves linguistiques. Quand le mot a-t-il été attesté pour la première fois? Se peut-il qu'il ait existé avant l'arrivée des Anglais, ou qu'il soit apparu d'abord loin des postes frontière? Est-il possible que le « w » muet de wrapped ait été transformé en un « ou » bien sonore en français par des contrebandiers probablement illettrés? D'ailleurs, l'expression in fur wrapped est-elle vraiment correcte en anglais? Ne dirait-on pas plutôt wrapped in furs? De toute façon, l'expression paraît pour le moins incongrue. Y a-t-il un seul Anglais sur la terre qui l'ait un jour prononcée?

Mon scepticisme est rejeté du revers de la main. Étant d'origine étrangère, je ne peux manifestement me prononcer sur une question éminemment autochtone. Ainsi va la science. Mais rien ne m'empêche de continuer à débattre en mon for intérieur. Si j'avais été un trafiquant ou un charlatan (pourquoi se limiter à la contrebande), j'aurais emballé ma marchandise ou mon baratin dans des fripes. Je les aurais enveloppés, je les aurais enfripés. En cherchant bien, on pourrait peut-être retrouver l'ancêtre du terme enfirouaper chez Renart ou Gargantua.

Dans un prochain article : Cap-Chat.

2006-12-06

Hector Placide Giat raconte son combat avec le tigre

Bravo Giat! Pas peur! Présentez armes! Carte postale sur mesure envoyée par un admirateur de Giat

Donc, depuis deux ans, je dirigeais l'école d'arrondissement de Baria. Le 28 octobre 1893, à huit heures du matin, les notables de Long-hu'o'ng, affolés, accourent à l'école en criant : « Monsieur! Monsieur! Au secours! Le tigre est dans nos maisons! ». Je quitte aussitôt ma classe, je saute sur mon fusil et je pars au galop.

C'était vrai. Un tigre, au cœur même du village, venait d'enlever un cochon. Il s'était caché dans un petit champ de cannes à sucre, entre trois sentiers très fréquentés, à quelques pas de la grand'route qui traverse Baria.

Je fais reculer les Annamites qui m'accompagnent et, seul, je fais le tour du champ.

Le tigre m'aperçoit, quitte son abri et fond sur moi à découvert… Je pouvais me sauver encore. Mais les Annamites me regardaient, je fis face, et laissant l'animal venir à deux pas de moi, je lui tirai dans la tête un premier coup de feu qui le fit trébucher et lui creva un œil. Un second coup de fusil, tiré à bout portant, lui fracassa la mâchoire. Couvert de sang, poussant des rugissements effroyables, le tigre fît un bond et enleva d'un coup de griffe le fusil que je lui présentais. A ce moment je me retourne et, réunissant toutes mes forces, je lance au tigre un vigoureux coup de pied. C'est ce qui me sauva. Le tigre en effet ne tue pas avec ses dents, qu'il a pourtant formidables : il donne la mort avec ses griffes. Quand il s'agit de proie humaine, il commence par ouvrir le ventre; plus rarement il déchire le cou. Le coup de pied que, dans un dernier effort j'avais lancé au tigre, l'atteignit au mufle. Avec la rapidité de l'éclair, l'animal saisit mon pied dans ses griffes, et l'enfonça dans sa gueule en broyant les os.

Alors je tombai sur le dos, mais sans pousser un cri, sans perdre connaissance. Le tigre s'accroupit et me déchira les chairs de la jambe, lentement, en rugissant et en attirant peu à peu sous lui la partie déjà dévorée. Un des os métatarsiens fut retrouvé entre le péroné et le tibia!

Les Annamites, épouvantés, s'étaient pourtant peu à peu rapprochés à une vingtaine de pas. Ils poussaient des cris, frappaient des mains, mais n'avançaient pas.

Comme je parle très couramment l'Annamite, je les exhortai au courage. Je leur rappelai que ma femme les avait souvent soignés et guéris, je leur parlai de mes petits enfants, qui leur reprocheraient leur lâcheté, je leur promis une forte somme d'argent, puis je tirai de ma cartouchière deux cartouches que je lançai auprès d'eux en leur disant de ramasser mon fusil! Mais le tigre leur fit trop peur.

Ma jambe était maintenant dévorée jusqu'au genou. Dans sa gueule toute ensanglantée, le tigre croquait ma rotule qu'il avait déboîtée; ses griffes labouraient déjà la cuisse : la mort allait venir avec le coup de « banderole » en travers du ventre. Alors, me voyant abandonné, je voulus du moins mourir en combattant.

Dégageant brusquement ma jambe gauche intacte jusqu'alors, je frappai, à coups de pied dans les flancs, à coups de poing dans la tête, le tigre qui était presque accroupi sur moi. C'est en me défendant ainsi que je fus blessé à la jambe gauche, mais je n'en continuai pas moins à frapper de toutes mes forces.

Soit pour cette cause, soit parce que l'animal souffrait trop des coups de feu qu'il avait reçu il se redressa tout à coup, rugit une dernière fois en fixant sa victime, et retourna dans le champ de cannes à sucre. Il était resté plus de dix minutes sur moi.

Il fut achevé le soir. On retrouva dans sa tête les chevrotines que j'y avais logées, mais le crâne était intact.

Les Annamites me laissèrent sur le dos, n'osant approcher. Cinq minutes après j'appelai l'un d'eux, je lui nouai mes bras autour du cou, et me fis transporter à l'école. Les Européens étaient accourus. On m'étendit sur un matelas et l'on me fit un pansement sommaire. Mon sang-froid ne m'avait pas abandonné. Je rédigeai moi-même les dépêches à envoyer à ma femme, qui était alors au Cap Saint Jacques près d'accoucher, et à mes chefs. Je donnai les ordres les plus minutieux pour la remise de mon service, je pris les quelques dispositions que la probabilité de ma mort commandait, et j'attendis patiemment, en causant et parfois même en plaisantant, que la chaloupe demandée à Saigon par l'Administrateur vienne me prendre; elle arriva vers minuit. On m'embarqua, et le lendemain vers dix heures du matin, j'arrivais à l'hôpital militaire. Les plaies, horribles à voir, étaient infectées par la gangrène et la bave du tigre; les artères sortaient, les os étaient dénudés.

L'amputation fut faite, au tiers inférieur de la cuisse, par M.Hénaff, remplaçant le médecin chef absent. Cette amputation ne fut pas heureuse. De la chair mâchurée avait été laissée dans la cicatrice; le fémur avait été coupé trop long, et une fissure du périoste s'allongeait, presque invisible, sur une longueur de plusieurs centimètres. Malgré cela, et contre les prévisions des médecins, je ne mourus pas, mais j'endurai pendant 45 jours les plus épouvantables souffrances. Plus d'une fois j'appelai la mort à grands cris.

Le 45ème jour le fémur déchira la cicatrice et fit brusquement saillie au dehors: nouvelle opération. On coupa cette fois 8 millimètres d'os, et on referma la plaie. Les points de suture échappèrent, mais la guérison semblait encore possible. La douleur ayant cessé, l'appétit revint. Le médecin m'autorisa à manger « tout ce que je voulais »… Et alors, en avant les légumes! La bonne tête de veau! L'exquise salade bien verte avec beaucoup de vinaigre! A ce régime-là, naturellement, la dysenterie arriva, réduisant à rien le corps délabré du malheureux qui jeûnait et souffrait depuis près de deux mois. La potion brésilienne, administrée deux fois, fit disparaître la dysenterie, mais laissa à la place la lente, la terrible diarrhée de Cochinchine, qui ronge les tempéraments les plus robustes, et qui a conduit au tombeau, lors de la conquête, cent fois plus de victimes que les balles­­…

Réunissant tout ce qui me restait d'énergie, je parvins à me faire embarquer à bord du courrier du 14 janvier. Le 8 février je débarquais à Marseille, le 9 j'étais admis d'urgence au Val de Grâce. Là, il a été reconnu par les chirurgiens — et ceux-ci savent leur métier — qu'une troisième opération est nécessaire : il reste à enlever encore 8 à 10 centimètres de fémur! Cette opération ne pourra être tentée que dans plusieurs mois, car mon état de faiblesse extrême ne permet pas d'y songer pour le moment

De tous les coins de la Cochinchine où je suis très connu, du Tonkin, de France, il m'est arrivé de nombreux témoignages de sympathie. Le Gouverneur lui-même a tenu à venir lui-même passer une heure auprès de mon lit d'hôpital. Le commandant de la Marine, le colonel de la Calle, les chefs de service sont venus, à plusieurs reprises, me serrer la main.

J'ai bien souffert! Je reste mutilé, privé du seul plaisir au monde que je m'accordais volontiers, la chasse. Mais je crois avoir fait mon Devoir!

Hector Placide Giat - 1894

Arbre généalogique

2006-12-03

La clé de Monsieur Bai

Monsieur Bai joue du violon à deux cordes. Monsieur Bai attend, dans le lobby, l'arrivée du serrurier.

Chaque fois que je passe devant le comptoir du pavillon, les jeunes employées de l'auberge rougissent. Quand je tourne le coin pour emprunter la cage d'escalier vitrée, je les vois masquer un fou rire derrière leurs mains. Je dois être le seul à les saluer tous les jours, mais elles sont bien trop timides pour engager la conversation.

Jeudi après mon cours. Je surprends l'une d'elles, Fleur-de-prunier, en train de se maquiller furtivement. Pas même le temps de cacher son matériel sous le comptoir. Cette fois, c'est moi qui ris.

Vendredi. « Bonjour Fleur-de-prunier, j'aimerais bien utiliser la machine à laver du pavillon. » Fleur-de-prunier est un peu fripée ce matin, après sa nuit de permanence sur la banquette du cagibi. « Pour la lessive, montez au dernier étage, il y a deux machines. Vous ne devez pas utiliser l'automatique. » Elle est réservée aux membres du Parti? Tout cela est compliqué, je continuerai à laver à la main.

J'ai de plus en plus de mal à déverrouiller la porte de ma chambre.

Samedi. « Mesdemoiselles, ma clé ne fonctionne vraiment plus, j'ai beau y mettre toute ma douceur coutumière, la serrure résiste obstinément. » « Pas grave Monsieur, on a un double nous aussi. » Une des filles monte à ma chambre, glisse sa clé, ouvre ma porte en un tournemain. Et voilà, c'est tout simple. Petit éclat de rire habituel. J'ai l'air d'un grand nigaud.

« Minute, Mademoiselle, essayez quand même ma propre clé. » Je prie pour que la demoiselle échoue, ma réputation est en jeu. Ouf, la serrure est toujours rétive. Au lieu d'en perdre, de la face, j'en gagne. Très bien, ça se saura dans l'immeuble.

Lundi. Même le double de la clé ne fonctionne plus. Cette fois, on décide de changer carrément la serrure. Le plombier-menuisier-serrurier de l'auberge viendra dans la matinée.

De retour de la cantine. Fleur-de-Prunier me hèle au passage. « Monsieur Bai! Monsieur Bai! le serrurier est chez vous. » Sa collègue pouffe. « Qu'est-ce qui vous faire rire, mademoiselle? » « Vous n'entendez pas les coups de marteau, c'est le serrurier qui se bat avec votre serrure depuis un quart d'heure. » En effet, le sympathique maître-artisan décide d'employer les grands moyens et frappe à coups de burin sur ma porte. Après la sieste, il revient me poser une serrure toute neuve. La nouvelle clé me semble bien légère. Du fer-blanc, sans aucun doute.

Mardi. J'arrête régulièrement au comptoir pour échanger quelques amabilités avec les filles. « Monsieur, vous êtes gentil. Vous nous saluez chaque fois que vous passez. Nous on salue tous les pensionnaires étrangers mais ils ne répondent jamais. » « C'est vrai, renchérit la collègue, ça les fait même grogner. » Et de donner une petite démonstration. Elles pouffent encore de rire, en se couvrant toujours la bouche de leur main.

Mercredi après-midi, de retour du cours d'histoire, je m'arrête sur le palier. « Monsieur, regardez dehors, dans la cour, c'est une Canadienne arrivée aujourd'hui, une compatriote à vous. Vous, au moins, elle va sûrement vous saluer. » « Si c'est vraiment une Canadienne, fais-je remarquer par un excès de pessimisme auquel sont parfois sujet les célibataires non endurcis, je vous parie qu'elle fera même semblant de ne pas me voir. » Et voici la Canadienne qui entre dans l'auberge. Justement, elle bifurque vers notre pavillon. Et elle grimpe déjà les marches. Je fais un clin d'œil aux copines du comptoir. Dès qu'elle aperçoit le mâle inconnu que je suis, la Canadienne a un réflexe instantané : sa tête se détourne et son visage prend un air hostile. La voilà qui passe devant les filles éberluées et qui tourne l'escalier. Les bruits de pas s'éloignent. « Monsieur, s'étonne Fleur-de-Prunier, elle vous a complètement ignoré, comme si vous étiez invisible. » Entre-temps, la collègue, méthodique, vérifie ses fiches : « C'est bien une Canadienne. Pourquoi marque-t-elle ses distances avec autant de force? Vous avez de drôles de coutumes dans votre pays. Si j'étais en voyage, je serais contente de croiser des compatriotes, ce sont bien les premiers sur qui on peut compter en cas de problème. »

Jeudi. Il me semble que ma clé se tord. Soyons délicat et tâchons de la faire durer jusqu'à la fin du mois. Aujourd'hui, Fleur-de-prunier a pris congé, après sa nuit de garde.

Vendredi. Catastrophe! Ma nouvelle clé s'est cassée dans la serrure. La tige est demeurée coincée et l'anneau m'est resté entre les doigts. Cette fois, plus question d'utiliser le double qui se trouve au comptoir de l'étage. Pourvu que le problème soit réglé avant la nuit, car nous partons demain en excursion. Et pour le moment, impossible de pénétrer dans ma chambre. J'avise la réception et, pour tuer le temps, je file à l'amphithéâtre du professeur Liu. Car, chaque vendredi, cet éminent économiste donne un cours sur la mondialisation, et il permet à n'importe qui d'y assister. La salle est comble, comme d'habitude. Surtout des binocleux et des-cheveux-en brosse, mais aussi quelques jolies étudiantes de la faculté de physique. J'aperçois même Fleur-de-prunier dans l'assistance, et je vais lui dire bonjour à la sortie de la conférence. La cachotière profite de son jour de congé pour aller s'instruire! Malgré sa timidité et ses joues rouges de confusion, elle ne peut s'empêcher de se moquer de moi.
— Alors, Monsieur, il paraît qu'on a encore des problèmes avec sa clé?

Sur le chemin du retour, je n'ai cessé de ruminer sur les causes fatales des incidents et sur leurs conséquences inévitables. On est peu de chose devant le destin. N'était-il pas prédéterminé, depuis le début, que ma nouvelle clé ne tarderait pas à se casser en deux? Où coucherai-je cette nuit, et comment pourrai-je préparer mon sac de voyage pour demain?

Fleur-de-prunier est de retour au travail, et elle m'a précédé à l'auberge. Elle a dû rentrer en vélo. D'ordinaire, les employés sont peu enthousiastes lorsqu'ils voient se pointer des clients à problème, comme moi. Mais Fleur-de-prunier arbore un large sourire.
— Monsieur, tout est réglé, ma collègue Xiao Wang va vous accompagner pour ouvrir la porte.
— Le serrurier est passé?
— Non, non, il est parti pour le week-end. Mais on a trouvé une solution.

La dénommée Xiao Wang me précède dans l'escalier, sans dire un mot. Nous voici devant la porte de ma chambre. Xiao Wang extrait le moignon de clé de sa poche, le colle sur l'entrée de la serrure, et s'efforce de l'ajuster à la tige restée coincée dans le barillet. Une fois les deux fragments de clé réunis, la serrure se rend sans résistance. Ma surprise passée, j'essaie à mon tour. Pas de doute, il suffit d'un peu de doigté pour déverrouiller ma porte. Je dirais même que je suis devenu le pensionnaire le mieux protégé de l'auberge, et peut-être de la Chine entière. Aucun étranger ne peut pénétrer chez moi, fut-il muni d'un double de ma clé ou d'un passe-partout. Seul mon moignon de clé, absolument unique au monde, peut désormais commander ma serrure.

(Toute coïncidence ou ressemblance avec des personnages réels n'est ni fortuite ni involontaire, car cette histoire est entièrement authentique. Seuls certains noms de personnes ont pu être modifiés.)

2006-11-30

Comment H.P. Giat se battit avec un tigre

Fac-simile de l'article du Bulletin de l'Amicale Fac-simile de l'article du Bulletin de l'Amicale écrit par Henry de la Chevrotière vers 1938

Vous voulez un conte pour le bulletin de l'amicale?

J'avoue ne pas aimer immodérément les fictions, je leur préfère les choses vraies, les histoires vécues.

Il y a des vérités plus belles que tout ce qu'on peut imaginer.

Je vais vous narrer un acte héroïque d'un ancien.

Tout d'abord, je vous présente mon héros, un héros réel, un héros qui exista et que j'ai connu. Il se nommait Hector Placide Giat.

Si Hector est un nom de grand héros de l'antiquité, Placide est un prénom de bourgeois calme.

Feu Giat était un homme courageux, mais d'un courage calme, sans exaltation, placidement.

Cet homme était, aux environs de 1890, un de mes professeurs à Chasseloup-Laubat. J'avais son fils comme camarade de classe.

Plus tard, au cours de 1892, je retrouvai Hector Placide Giat au Cap Saint-Jacques, chez mon père, en notre chaumière, au bord de la plage. Mon père s'était lié d'amitié avec cet homme.

Dans ma mémoire, je le revois un soir, à la table de famille, avec quelques autres invités au nombre desquels se trouvaient: Wetzel, un garde forestier; Rochon et Luperne, deux pilotes du temps jadis.

Assis à un bout de la table, j'écoutai les récits de ces hommes, de ces géants. Trois d'entre eux, Giat, Rochon et mon père, étaient d'une taille au-dessus de la normale, plus d'un mètre quatre-vingt-dix, de vrais géants pour le bambin de neuf ans que j'étais alors.

Il était question de chasse.

Giat racontait comment il venait de tuer un tigre en d'assez bonnes conditions.

Voyant la fougue de Giat qui rêvait de tuer d'autres fauves, Wetzel, le chasseur illustre, lui conseillait la prudence. Wetzel conta quelques-unes de ses rencontres avec le roi de la jungle.

J'étais tout oreille, ne perdant pas un mot de la conversation. Je pourrai la rapporter entièrement aujourd'hui, après plus de quarante-et-un ans, mais comme le disait Kipling, ceci est une autre histoire.

Ces conseils de prudence, avec exemples à l'appui, n'impressionnaient point Giat et, fanfaronnant un peu, par plaisanterie, il dit à Wetzel :

— Je n'ai pas peur de tes tigres et, s'il le fallait, je me battrais corps à corps avec l'un d'eux.

— Tu n'auras pas le dessus, mon cher ami. Le tigre est un animal terrible, déclara Wetzel.

— Tu crois. Eh bien! Je n'en suis pas sûr. Je n'irai pas le provoquer, mais s'il fallait me défendre, il me semble que je l'étranglerais.

Pour moi, enfant, voyant la stature de Giat, je pensais qu'il n'aurait aucune peine à accomplir pareil exploit.

* * *

Un an se passa, nous étions en Octobre 1893.

Mon père, gravement malade, était en traitement à l'hôpital militaire.

Le dimanche matin, sortant de Chasseloup, je me rendis à son chevet. Là, j'entendis un bout de conversation entre le médecin de la salle et mon père.

— On vient de transporter Giat à l'hôpital, on va lui amputer une jambe.

— Que lui est-il donc arrivé?

— Il s'est battu avec un tigre qui l'a grièvement blessé.

— Sa vie n'est pas en danger?

— Je ne pense pas. Cependant on ne sait jamais.

Inutile de vous dire que mon imagination de gosse travailla jusqu'à ce que je connus la vérité.

Voici cette vérité, telle qu'elle me fut contée à l'époque.

* * *

Giat avait créé, depuis deux ans, l'école primaire de Baria.

Un samedi matin, sa femme, l'actuelle Directrice du Foyer de la jeune fille, étant au Cap Saint-Jacques, il voulut lui envoyer quelques bécassines. Prenant son fusil, il en tira rapidement une douzaine à quelques centaines de mètres de l'école.

Avant huit heures, il était revenu et, s'étant douché, il allait commencer son cours, lorsqu'il vit un groupe d'indigènes affolés venir à lui. Ils lui racontèrent que le tigre venait de prendre un de leurs cochons et l'avait emporté dans un champ de cannes à sucre proche pour le dévorer.

— J'ai ma classe, répondit Giat, je ne puis y aller.

— Monsieur, il est là tout près, de l'autre côté du pont — le pont qui est à l'entrée de Baria en venant de Saigon —, c'est un danger, les enfants qui vont venir en classe dans un instant risquent d'être pris par ce tigre.

À cette idée, Giat n'hésita plus.

Prenant quatre ou cinq chevrotines, il décrocha son vieux Lefaucheux à broches et il suivit les indigènes.

Il avait à peine passé le pont que là, près du sentier que suivaient ordinairement les enfants pour se rendre à l'École, on lui indiqua le champ de cannes en lequel se trouvait le tigre.

Giat examina le terrain et, choisissant un coin, il ordonna : « Construisez-moi rapidement un mirador, ici. »

À peine avait-il prononcé ces paroles qu'il entendit derrière lui un ricanement et un nhaqué murmura : « Le Français a peur! »

Le sang de Giat ne fit qu'un tour.

— Qui a dit qu'un Français pouvait avoir peur?

Comme on lui indiquait celui qui avait tenu ce propos, il lui déclara :

— Je vais te montrer qu'un Français n'a jamais peur, je n'ai pas besoin de mirador. Je sais que le danger est sérieux, tu verras comment un Français l'affronte.

Tout ceci était dit en annamite, car Giat parlait admirablement la langue indigène.

Les nhaqués rassemblés reçurent pour mission de passer de l'autre côté du champ de cannes pour y faire du bruit et rabattre ainsi le tigre sur Giat.

Bientôt, ce fut un vacarme monstre : tamtam, crécelles, touques à pétrole furent les intruments employés pour ce concert.

Le tigre dérangé sortit du champ de cannes en traînant les restes du porc, lorsqu'il aperçut Giat. Lâchant sa proie, le tigre s'élança vers le chasseur.

Giat visa et lâcha son coup de chevrotines dans le poitrail de la bête, celle-ci continua sa charge et en une seconde fut sur l'homme. Giat, sans perdre son sang-froid, lui lâcha à bout portant son deuxième coup en pleine gueule.

Le tigre boula, il avait les machoires complètement brisées, mais il demeura à terre à peine quelques secondes et, avant que Giat ait pu extraire ses cartouches et recharger son arme, le fauve était de nouveau sur lui.

Giat, prenant le fusil par les canons, asséna un coup de crosse sur la tête de l'animal en furie, mais celui-ci, d'un coup de patte, fit sauter cette massue improvisée des mains de son adversaire, puis, bondissant sur lui, le renversa.

Couché sur le dos, Giat se défendit à grands coups de pieds. Il remarqua que le tigre avait un œil emporté et il s'acharna à coups de talons sur l'autre œil. Avec ses griffes, le tigre labourait les jambes de Giat qui n'avait qu'une idée, se protéger le ventre et le corps. Chaque coup de pied qui portait sur l'œil intact du tigre faisait reculer la bête, un coup plus heureux aveugla momentanément le fauve.

Giat était sauvé.

Le tigre, grièvement blessé, n'y voyant presque plus, se réfugia de nouveau dans la touffe de cannes.

Tous les indigènes, épouvantés, s'étaient réfugiés sur les arbres environnants. Giat les appela en vain à son secours.

Le malheureux dut se traîner comme il put, sur une distance de quarante ou cinquante mètres.

Un Annamite vint alors à lui, il se cramponna à son cou et fit ainsi une centaine de mètres les jambes pendantes, raclant le sol.

Mais les Européens du poste avaient été alertés.

Le premier qui arriva, le douanier, d'Audigier, était tellement ému qu'il faillit s'évanouir près de Giat.

Ce fut le payeur Antonetti qui porta un secours efficace au blessé. Il le fit transporter au Trésor et là il commença à désinfecter les plaies béantes avant de procéder aux pansements.

Dussol, l'Administrateur de Baria, réquisitionna aussitôt la chaloupe de la vaccine et envoya d'urgence Giat à l'hôpital militaire de Saigon où le Docteur Trucy procéda à l'amputation de la jambe droite, la plus endommagée.

Voilà comment, mis au défi, Giat se battit avec un tigre pour démontrer que les Français n'ont jamais peur.

Arbre généalogique

Ne trouvez-vous pas que cette histoire vécue vaut mieux qu'un conte?

On dit que qui se ressemble s'assemble.

Madame Giat, actuellement, avec le même stoïcisme, se dévoue pour les orphelines auxquelles elle démontre que, s'il y a des hommes blancs ayant assez peu de cœur pour abandonner leurs enfants, il y a de braves femmes pour leur servir de maman.

Comme son mari le fit jadis, elle donne aujourd'hui l'exemple des vertus françaises.

Henry de LA CHEVROTIÈRE

2006-11-27

Le maïs

Dessin de Renaud Bouret - 2006 Dessin de Renaud Bouret - 2006

Le maïs et la pomme de terre, plantes importées d'Amérique, ont contribué au développement agricole du Sichuan sous les Qing. Le bassin du Sichuan, relativement isolé du reste de la Chine, est peuplé aujourd'hui d'une centaine de millions d'habitants. Le maïs s'appelle en chinois le riz (mi) de jade (yù). Les Japonais le nomment tômorokoshi, c'est à dire le « blé de Chine » ou « blé étranger ».

Pendant les belles nuits d'été, certains entendent pousser le maïs.

2006-11-24

Si tu voulais

Paroles et musique de Renaud Bouret - 2006 Paroles et musique de Renaud Bouret - 2006

Si tu voulais
Je peindrais sur ton corps de soie
Les soupirs les élans de joie
Les frissons sur le bout des doigts
Du plaisir qui s'attarde.

Si tu voulais
J'effacerais tout à la fois
Les sanglots les traces d'effroi
Le vent gris et le souffle froid
Du passé qui te hante.

Sur tes yeux noirs
Une mèche qui pend, deux étoiles d'argent
L'innocence d'une enfant, l'ombre de ton amant
La lueur d'un espoir naissant.

Écouter le fichier midi

2006-11-22

Takamine

Guitare Takamine - Photo de Renaud Bouret

Les guitares Takamine ont la réputation d'allier qualité artisanale et innovation. Il m'a fallu trébucher (de nuit) sur ma vieille guitare de marque inconnue, et l'envoyer ad patres après 20 ans de bons et loyaux services pour me rendre compte que même les instruments de musique avaient bénéficié des progrès techniques. Ah, les vendeurs de guitare connaissent tous le mot « Takamine », mais ils ne savent pas le prononcer. Même chose pour les couturières et les tailleurs avec leur machine à coudre Janome. On dit Takaminé, comme on dit Janomé, karaté et kamikazé.

  • Takamine : taka (haute) mine (cime) : haute cime
  • Janome : ja (serpent) no (de) me (œil) : œil du serpent
  • karate : kara (vide) te (main) : main vide (sans arme)
  • kamikaze : kami (dieu) kaze (vent) : vent des dieux

2006-11-19

La miette de pain coupée en deux

Le Lauzet et le torrent de l'Alpe en mai - Photo de Rié Mochizuki

Chaque soir, on se croise un peu plus tôt. Les colons remontent, par grappes, la berge du torrent de l'Alpe, jusqu'à l'humble réfectoire de leur quartier général. Les vaches descendent la combe pour regagner leur sombre étable. Celles-ci se règlent sur la lumière du jour, ceux-là obéissent au clocher de l'église. Depuis quelque temps, la rencontre se produit dans les ruelles étroites du village, non sans heurts. Les plus timides, hommes ou bêtes, cèdent le passage aux plus audacieux. Mais cette égalité entre les vaches indigènes et nous, les colons étrangers, n'est qu'illusoire car, dans quelques années, les troupeaux auront disparu de la vallée. Nous serons alors, à la fois, maîtres des lieux et nouvelle espèce en voie d'extinction. Ainsi va le destin dans ce pays de montagne, où la mort et la vie se succèdent à un rythme pressant.

Ce soir, une bonne nouvelle s'est répandue dans les rangs de la colonie. L'intendant serait rentré de la ville avec plusieurs caisses de yoghourt dans ses coffres. On oublie le sentier abrupt, les premiers frissons de la nuit et les ventres vides pour spéculer sur cette douce espérance. Le grand chalet de pierre du Pont-de-l'Alpe apparaît bientôt. Si les plus pressés coupent à travers le gué pour enjamber le torrent écumant, les plus sages empruntent le pont de bois familier. Après tout, la soupe ne viendra pas plus vite.

Chacun s'installe sur son banc habituel. Les conversations se font plus feutrées que d'habitude, on perçoit même le grincement du tranchoir, qui débite le pain de campagne en répandant l'odeur froide de la mie.

Instant de magie. Le cuisinier vient de déposer un large cageot sur le guichet qui nous sépare de son antre mystérieux. Choc à peine perceptible, mais qui n'a échappé à personne. On n'osait y croire, de peur de froisser la providence, mais les précieux yoghourts se sont matérialisés de notre côté de la frontière. Il ne reste plus qu'à procéder à une juste distribution. Dans de telles occasions, on ne peut qu'apprécier la toute-puissance de l'abbé, qui dissipe toute crainte d'iniquité.

Les colons ne sont pas habitués à tant de gâterie, mais, après tout, c'est demain dimanche. Il y a toujours une explication rationnelle aux miracles. Le réfectoire se recueille. Les uns engouffrent, les autres savourent. Puis, quand tout le monde est rassasié, le bruit se met à courir, à travers les tables à tréteaux, que ces yoghourts sont périmés. La rumeur provient, comme toujours, des frères Bonadini, ces éternels pessimistes. On n'y prête pas trop attention, mais le destin est déjà en marche : l'incident aura des conséquences dramatiques.

Dimanche. L'aube grise et glacée s'infiltre peu à peu dans le dortoir du Pont-de-l'Alpe. Un jour pas comme les six autres. On se lève plus tôt que d'habitude car on ne pourra déjeuner qu'après la messe. Une bonne centaine de minutes d'attente, en comptant les retards et le trajet. Qu'il est pénible de se réveiller avant l'heure, quand on est encore petit garçon, et pour aller s'enfermer dans une église sévère, par-dessus le marché! Mais deux colons rusés ont trouvé la solution.

À peine sorti de son sommeil, le cadet Bonadini commence à gémir en se tordant le ventre. En fait, il a gémi toute la nuit, mais seule la monitrice s'en est aperçue. Si Bonadini s'est intoxiqué, se disent deux petits futés, voisins de lit, pourquoi pas nous? Un concert de plaintes éclate donc, dans le dortoir. Bonadini lui-même, interloqué, en oublie un moment ses propres tourments. La monitrice-en-chef se porte au chevet des petits futés. Il est vrai que seul un problème de santé, ou un coup pendable, peut valoir à un simple colon les petits soins personnalisés des adultes.

Les futés exposent leurs embarras. « Je me suis levé trois fois pour aller aux cabinets » affirme le plus culotté, tandis que son complice prétend avoir passé une nuit blanche. La tactique inspire quelques colons déjà à moitié habillés. Les lamentations fusent de toute part. C'est une véritable épidémie. Pourquoi pas?

L'ampleur du désastre dépasse désormais les capacités de la monitrice. L'abbé, monarque absolu et éclairé de toute la colonie, monte à notre dortoir sous le toit, pour prendre les mesures qui s'imposent. Son pas d'alpiniste chevronné retentit dans l'escalier de bois. L'abbé apparaît au milieu de notre grenier, dans toute sa grandeur, d'autant plus que sa crinière de sportif frôle les solives. Il lui faut courber la tête pour rejoindre les deux simulateurs, le regard inquiet. Mais le temps presse, la messe du dimanche ne peut attendre si on ne veut pas trop torturer les estomacs de jeunes colons perpétuellement affamés par l'air de la montagne.

L'abbé, qui a quitté sa mine soucieuse, rend son verdict. Il ordonne une diète totale pour les malades déclarés. En tout, une demi-douzaine de colons sont consignés au lit jusqu'à nouvel ordre. Le dortoir se vide peu à peu et le silence retombe sur le Pont-de-l'Alpe. Bientôt, le clocher du Lauzet appelle les fidèles, d'un ton austère. Quelle douce musique aux oreilles des convalescents, douillettement blottis dans leurs duvets.

Fin de la messe. Le soleil, qui a profité de la cérémonie pour chasser toute trace de brume, inonde les ouailles dispersées sur le parvis. La cloche sonne maintenant avec allégresse. Elle annonce le petit déjeuner plantureux du dimanche : le chocolat chaud y remplace le banal café au lait, et la fine marmelade évince la rustique confiture d'abricots. On s'imagine la joie des colons, sur le sentier radieux qui mène au réfectoire, en longeant le torrent impétueux. Les plus affamés attaquent le raidillon en haletant, les sages savourent d'avance le festin, sans se presser. Les moniteurs et leur cour traînent de l'arrière. Alors que les petits gambadent, la nonchalance est de mise chez les plus grands. Le jour de fête vient tout juste de débuter. Et ce bonheur, que l'on sent monter en procession vers le Pont-de-l'Alpe, plonge soudain les soi-disant malades dans une tristesse profonde.

Hélas, je fais partie des simulateurs! Et je commence à regretter mon geste. Mais il faut aller jusqu'au bout. Aucun de nous n'aurait le courage de revenir sur son mensonge. Après le petit déjeuner, les colons se précipitent au dortoir, pour y chercher une gourde, un béret ou une boussole. L'abbé a prévu une petite excursion pour faire digérer la marmelade et brûler les surplus d'énergie. Le dortoir se vide aussitôt. Le pas des derniers retardataires s'éloigne dans l'escalier de bois. Nous voilà seuls dans ce vaste grenier, dispersés aux quatre coins, avec ordre de ne pas quitter notre lit. Je m'amuse avec le petit bonhomme de plastique trouvé dans la rivière, un jour de pêche au têtard. Je lui ai fait cadeau d'une vieille pince à linge, qui s'est transformée en paire de skis. Un vrai trésor.

Midi. Un pépiement guilleret signale le retour des colons. Depuis nos grabats, nous espérons qu'un messager vienne nous annoncer l'heure de la délivrance. Mais les marches de l'escalier restent silencieuses. Puis les couteaux et les fourchettes commencent à s'entrechoquer, tout en bas, dans les profondeurs du chalet. On nous a oubliés. Un des soi-disant malades, plus gourmand que les autres se lamente déjà. Nous avons a échappé à la messe et à la promenade, d'accord, mais il ne faut pas perdre de vue que dimanche est un jour sans corvée de balayage, et, le plus souvent, un jour de ripailles.

Les colons sont venus nous rejoindre pour la sieste. Mon voisin habituel me détaille les mets qu'il a ingurgités. C'était jour de couscous, et on pouvait se resservir autant de fois qu'on le voulait. Pis encore, la sieste est écourtée. L'abbé a convoqué toute la colonie au terrain de jeu qui surplombe la Guisane, sur la route du refuge de la Madeleine. Seuls, de nouveau.

L'après-midi est interminable. Rester allongé ne m'avait jamais semblé si inconfortable. Mon bonhomme de plastique, accroché au sommier du lit superposé au mien, se balance tristement. Il ne skie plus. Il ne discute plus avec moi. Il s'ennuie. Il a faim. Il pense aux parties de ballon-prisonnier et de saute-mouton, là-bas dans la vallée. D'ailleurs, c'est l'heure du goûter : une grande tartine de pain bis recouverte de confiture, savourée en plein air. Son arôme parvient jusqu'à moi, comme par télépathie. Je sens alors quelque chose qui me pique les reins. En fouillant dans le sac à viande qui me sert de drap, je découvre une miette de pain. J'ai le cœur qui bat, sans trop savoir pourquoi.

Vais-je dilapider ma fortune d'un seul coup? Ce serait dommage. J'extrais mon opinel de ma poche et je tranche la miette en deux. Je savoure la première moitié en la laissant fondre lentement dans ma bouche. J'attendrai la cloche de cinq heures pour dévorer le reste. Jusqu'à maintenant, je traitais le pain avec respect et cela me chagrinait d'en voir un morceau tomber par terre. Mais ce n'était que vulgaire superstition. À partir de ce jour, je vénère la miche, j'adule la baguette, j'idolâtre la fougasse, je révère jusqu'à l'humble miette.

Je reste aux aguets, plongé dans la béatitude. J'attends, pour croquer mon festin, que le vent du soir apporte à notre lucarne les cinq coups du clocher de l'église. La lumière du jour décline déjà. L'été est à peine à son zénith que l'automne commence à s'infiltrer, aux portes de la nuit. La pénombre se répand lentement dans le dortoir, derrière les poutres d'abord, puis entre les lits. J'ai dû m'assoupir. Une main adulte et invisible vient d'allumer une lampe rassurante. On a distribué quelques illustrés magiques dans lesquels deux écureuils s'évertuent à entasser des provisions. Tout a disparu, notre grenier, le clocher, les lauzes, les crêtes des Alpes. J'ai quitté ce monde pour accompagner ces deux bestioles dans les multiples chambres qu'elles ont aménagées au creux d'un chêne. C'est une consolation qui rachète toutes les souffrances de la journée, et dont les bien nourris ne profiteront pas.

Six heures. Encore quatre-vingt-dix longues minutes avant le dîner… si dîner il y a. Mais, contre toute attente, l'abbé omnipotent nous fait alors monter de la soupe. Mes collègues simulateurs se régalent. Je ne partage pas leur enthousiasme. Pouah, de la soupe! Ça ne vaudra jamais la miette de pain coupée en deux.

2006-11-17

Baignade interdite

Dessin de Renaud Bouret - 1993

J'ai plongé dans l'arroyo pour sauver une baigneuse imprudente. Mais le bureaucrate veille et me colle une amende. « La loi, c'est la loi ». Pourquoi donc la baignade est-elle interdite? « Pour empêcher les gens de se noyer ». Et qu'est-ce que je suis en train de faire, selon vous? « Monsieur, si vous n'êtes pas d'accord avec le règlement, vous pouvez toujours aller en appel, mais gare à vous : là-bas, ils sont encore plus cons que moi ».

Pour pincer une sardine, le bureaucrate harponne cent thons.

2006-11-12

Éloge funèbre d'Hector Placide Giat

Hector Placide Giat dessiné par un de ses admirateurs

« Il était né le 23 septembre 1858, dans cette localité [Sourdun dans la Brie], d'une famille d'ouvriers pauvres. Il y fréquenta l'école communale et, sous l'excellente direction de son instituteur, M. Jeannard, il fut reçu, à 16 ans, premier à l'École Normale de Melun. Admis à l'École de Cluny en 1877, il fit un an dans la section des sciences; sur l'indication de notre professeur de littérature, il entra l'année suivante dans la section des lettres; mais il ne devait pas terminer cette année à l'École. À la suite d'une manifestation bruyante de jeunesse, due à son tempérament ardent, il dut quitter l'École et fut envoyé en Cochinchine comme professeur au Collège indigène que le premier gouverneur civil, M. Le Myre de Vilers, venait d'installer. Ce lui fut l'occasion d'apprendre la langue annamite qu'il parlait très purement.

C'est à Baria que, le 28 octobre 1893, Giat fut le héros et la victime de ce que le journal officiel de la Colonie appelle un acte de dévouement accompli dans l'intérêt public. En plein jour, un tigre descendu de la montagne se glisse dans le village, enlève un porc, et se remise dans un champ de cannes à sucre entouré de cases habitées. Les notables battent le tam-tam et se précipitent à l'école, appelant à leur secours le Directeur qui parle si bien leur langue, et qui a déjà tué un tigre à l'affût. Giat sait ce qu'il risque; il prend son fusil, fait seul le tour du champ et charge le tigre qu'il tire à bout portant, mais celui-ci, tout mortellement blessé qu'il est, lui dévore la jambe droite. Transporté en chaloupe à Saigon, il fut amputé de la cuisse et envoyé, trois mois après, au Val de Grâce où il acheva sa convalescence. Retourné en 1894 à Baria, il revient définitivement en France en 1899, retraité pour infirmité, et se fixe dans son village natal. »

(Extraits de l'éloge funèbre d'Hector Placide Giat)

Arbre généalogique

2006-10-23

Indochine 1920

Photo de Marcel Auguste Fermé - Indochine vers 1920

Marcel Auguste Fermé était ingénieur centralien. On lui doit, entre autres, le marché colonial de Phnom-Penh, plus vivant que jamais, et le Palace de Bokor construit sur les plateaux du même nom dans le style art déco et aujourd'hui en ruines.