2007-02-11

Des poulets de trois livres qui en pèsent deux

Il y a deux ou trois ans, on demandait aux professeurs de Cégep (premier cycle de l'enseignement supérieur au Québec) de tenir un journal de leurs activités. C'est ce qu'on appelle la règle de l'imputabilité, un joli mot à la mode qui fait « entreprise privée ». Évidemment, personne n'est venu nous réclamer le résultat, le but étant de compliquer la tâche des travailleurs et non d'augmenter leur productivité. Pour éviter que ce journal soit perdu à la postérité, nous avons décidé d'en publier quelques épisodes ici. En partant du principe qu'il vaut mieux laver son linge sale en famille, mais que tout linge non lavé après un an et un jour gagne à être montré au public, nous avons éliminé de notre sélection tous les problèmes qui ont été résolus depuis, c'est à dire aucun.

Il semble que nos bureaucrates du ministère de l'Éducation se soient intéressés aux méthodes de gestion soviétiques afin de reproduire ici celles qui fonctionnaient le moins là-bas. Un ami roumain me confiait que, dans la ferme modèle qu'il administrait sous Ceaucescu, la production de poulets augmentait de 20 % chaque année. Bref, il pulvérisait systématiquement les objectifs du plan, en créant des centaines de milliers de volailles virtuelles. Pour conserver son poste de cadre, il valait mieux pour lui aligner des zéros dans ses registres comptables que produire des poulets en chair et en os. En fait, les deux objectifs étaient devenus contradictoires.

On a donc demandé aux Cégeps de transmettre au Ministère leurs plans de réussite. D'où la directive qui fut transmise à notre discipline, la science économique, de faire grimper les taux de réussite de 50 % à 70 % en cinq ans, dans le cours d'introduction. Avec quels moyens? Dame, il suffisait de progresser de 4 % par an et le tour était joué! C'est du moins le Plan quinquennal que nous suggérait notre « Service de Recherche et Développement » d'alors. Nous avons bien proposé quelques mesures concrètes : meilleure sélection des étudiants à l'entrée; cours de rattrapage pour les plus faibles; atelier de récupération, etc. Mais, par définition, les solutions aux nouveaux problèmes ne sont jamais prévues par les règles bureaucratiques en place. Nos propositions restèrent donc sans réponse.

Pour mener à bien notre plan de réussite, il nous restait cependant une solution miracle. De la même façon qu'un poulet peut peser deux livres sur la balance et trois livres sur l'étiquette, un étudiant faible peut se voir accorder une note élevée. Car la séparation des pouvoirs n'existe pas dans l'enseignement supérieur. Le professeur est à la fois juge et partie. C'est lui qui détermine le niveau de l'examen à partir duquel seront évalués ses propres étudiants. Pour augmenter le taux de réussite il est donc nécessaire et suffisant de diminuer les exigences d'un cours. Plus le niveau d'éducation dispensé sera médiocre, mieux le Cégep pourra être coté au Ministère, qui se montrera alors généreux en primes de rendement versées aux gestionnaires. Si certaines branches et certains programmes résistent à ce nivellement par le bas, d'autres ont commencé à céder aux pressions.

A-t-on déjà vu une souris préférer la photo du plateau de fromages à un morceau de gruyère, un cavalier qui confond la plus noble conquête de l'homme avec le mot « cheval », ou un voyageur qui croit qu'un billet d'avion et un voyage de mille kilomètres sont équivalents? Pourtant, la note obtenue par un étudiant est devenue une fin en soi et non la confirmation d'une réussite. Le symbole est maintenant plus important que la réalité. Or, dans le système d'éducation, la note est la chose qui coûte le moins cher. On peut même affirmer que son coût marginal est nul.

La pauvre poule de notre ami roumain, une fois plongée dans son pot dominical, ne pouvait plus dissimuler sa maigreur ni remplir des estomacs affamés. Elle ne faisait pas illusion bien longtemps. Mais nos étudiants bardés de diplômes obtenus grâce à des examens dévalués, combien d'années faudra-t-il pour que leurs lacunes apparaissent au grand jour? Comment se défendront-ils alors dans la jungle du marché du travail en voie de mondialisation? Quand leur automobile tombera en panne, notre étudiant dira à son coéquipier étranger : « Moi, j'ai obtenu une moyenne de 90 % », mais on lui répondra : « Et moi, je sais réparer un moteur ».

(D'après un texte de l'automne 2004)

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